Rock n'balles (2ème partie)
arrivèrent au niveau supérieur, ils furent à nouveau pressés de toutes parts par des passagers qui allaient dans un sens ou dans un autre. Ils suivirent le panneau «salons 1A à 3A» et finirent par arriver à l'entrée du leur.
Ils s'arrêtèrent, incrédules, se regardèrent sans pouvoir dire un mot, vérifièrent à nouveau le panneau situé à côté de la porte, le déchiffrèrent lettre par lettre comme s'ils étaient encore à l'école primaire, puis regardèrent à nouveau à l'intérieur en ne croyant toujours pas à ce qu'ils voyaient. Le salon était une pièce immense, presque de la taille d'une salle de cinéma, et y ressemblait d'ailleurs beaucoup : deux cents fauteuils, peut-être plus, y étaient alignés par rangées de dix, tous tournés vers le même mur où Teddy cherchait désespérément le mécanisme qui faisait apparaître l'écran géant. Il y avait des gens partout, s'installant comme ils le pouvaient, arpentant la pièce sans but, ou attendant on ne savait trop quoi sur leur fauteuil. Des enfants couraient entre les fauteuils, jouant à chat ou à tout autre jeu qui leur permettait d'exploiter cet univers incroyable. La plupart des adultes semblaient maussades, déjà résignés à passer une nuit difficile.
Erik arrêta quelqu'un et lui montra les billets, bafouillant presque :
– Il y a eu une erreur, c'est pas ici ?
– Si si, vous avez les fauteuils 95 et 96, ça doit être au milieu, quelque part.
Erik voulut le remercier mais aucun son n'arriva à sortir de sa bouche; leurs yeux se tournèrent vers le milieu de la salle et s'arrêtèrent sur des fauteuils vides, potentiellement les leurs. Ils eurent un mouvement de recul qui les entraîna à nouveau dans le couloir puis, sans même avoir besoin de parler, ils repartirent par où ils étaient venus. Ils redescendirent jusqu'au parking, retrouvèrent la voiture, remirent leurs sacs à dos dans le coffre, gardèrent le sac à bières et s'installèrent à l'avant. Erik remit de la musique puis ouvrit le sac qu'il garda sur les genoux et en sortit deux bières. Ils trinquèrent mollement et burent plusieurs gorgées d'affilée avant de retrouver subitement la parole :
– C'est une mauvaise blague, non ? Demanda Teddy.
– Il a pu se tromper.
– Tu parles, il doit bien se marrer à l'heure qu'il est ! Salaud de chanteur qui se prend pour le chef, on aurait dû s'en occuper de ces foutus billets. Je pourrais jamais dormir là-dedans moi.
– Je sais pas, lui répondit Erik, essayant de relativiser. On est fatigués de toute façon.
Teddy se retourna brusquement vers lui et le regarda d'un air atterré :
– Putain mais tu délires ?! Y a au moins trois cents personnes dans cette espèce de prison !
En entrant dans cette salle, des images avaient aussitôt défilé dans sa tête, l'associant le plus souvent à une prison ou à un camp de réfugiés, et réunissant de toute façon des gens qui n'avaient pas le choix d'être là.
– Avec quelques bières dans le nez, ce sera sûrement possible.
– Même ivre mort, je ne mettrai plus jamais les pieds dans ce machin ! Déclara Teddy d'une voix solennelle. Y en a combien qui vont aller aux chiottes en pleine nuit ? Y a combien de gamins qui vont faire des cauchemars et réveiller tout le monde ? Y en a combien qui vont ronfler ? Et combien d'autres qui vont parler parce qu'ils n'arriveront pas à dormir ? Non, c'est pas un dortoir, c'est un insomnoir ! Et quitte à ne pas dormir, autant pouvoir picoler tranquille et se marrer plutôt que de supporter des «chut» à tout bout de champ. Je crois que je préfère rester là au final.
Et, juste au moment où il prononçait ces mots, le ferry quitta enfin le port, créant par lui-même des vagues qui le secouèrent comme un flipper, répercutant les mouvements sur les pneus qui s'amplifièrent jusqu'à transformer la voiture en hochet. Leurs bières ouvertes commencèrent à mousser dangereusement tandis que le sac se mit à tinter comme un clocher d'église, et ils s'enfuirent de la voiture à la seconde suivante.
Un vent froid s'engouffrant au niveau du parking, ils décidèrent de remonter au niveau supérieur et, le sac à bières en bandoulière, ils commencèrent à errer dans le bateau. De couloirs en escaliers, d'un pont à un autre, le spectacle était toujours le même : partout des gens crapahutaient sans véritable but, trompant l'ennui d'une traversée sans intérêt. La nuit avait fini par tomber et le ciel, couvert, ainsi que le vent, empêchaient d'admirer la vue ou même de rester trop longtemps sur les ponts extérieurs. Une fois sa vitesse de croisière atteinte, le ferry avait arrêté de tanguer et poursuivait sa route de manière stable, glissant sur l'eau comme un canard en plastique dans une baignoire.
Mais Erik et Teddy avaient depuis longtemps oublié la voiture : ils éclusaient bière après bière, s'efforçant d'oublier leur désarroi. Ils vécurent d'abord la découverte du bateau comme une aventure, bien qu'elle fut de courte durée. Tout se ressemblait et n'avait finalement pas grand intérêt. Ils rencontrèrent d'autres sans-cabine, habitués eux à cette traversée, qui étaient installés un peu partout, sous un escalier ou à côté d'une porte. Emmitouflés dans leur duvet, ils squattaient chaque espace disponible et un peu tranquille, et se préparaient à supporter la nuit sans claquer une somme astronomique pour un fauteuil ridicule. Erik et Teddy se promirent de penser à leur duvet s'ils devaient un jour revenir en Corse.
Vers dix heures ils découvrirent le bar, une pièce immense entrecoupée de colonnes gigantesques, avec une piscine trônant en plein milieu. Il s'extasièrent un bref moment avant de se rendre compte qu'il n'y avait personne, hormis le barman qui semblait s'ennuyer ferme, et que le prix des consommations était affreusement gonflé. Erik se demanda d'un coup si tout n'était pas calculé : rendre la traversée épouvantable pour pousser les passagers à boire et leur extorquer le plus d'argent possible. Mais, le bar étant vide, il se dit que cette stratégie ne fonctionnait pas. Ils regardèrent l'eau de la piscine scintiller sous les éclairages pendant un moment :
– On se baigne ? Proposa Teddy sans trop y croire.
– Bof.
Ils continuèrent leur exploration et découvrirent un peu plus loin le reste de l'espace loisirs : une salle de jeux vidéo curieusement fermée par un grillage, et un parc à balles pour les mômes. Même à cette heure-là, il était plein à craquer d'enfants qui criaient et s'agitaient dans tous les sens, sans doute encouragés mentalement par leurs parents qui se tenaient pour la plupart devant la vitre, observant le moment où, comme des piles, leurs enfants auraient fini de dépenser toute leur énergie pour pouvoir enfin les faire dormir. Une petite fille surexcitée sortit en trombe de la pièce et agrippa la manche de sa mère, tirant dessus sans ménagement :
– Viens maman, viens, allez viens !
– Non Juliette, va t'amuser, ce n'est plus de mon âge.
La gamine trépigna un moment sur place, continuant à distendre le gilet de sa mère, puis retourna dans le parc à balles en criant comme une mouette enrouée. Erik et Teddy s'éloignèrent rapidement et s'ouvrirent chacun une nouvelle bière. Ils s'arrêtèrent un moment sur les marches d'un escalier désert et restèrent silencieux, sirotant leur bière à intervalles brefs et répétés.
– Ce n'est plus de mon âge, dit tout d'un coup Erik.
– Hein ?
– Ce qu'a dit la mère à sa fille : ce n'est plus de mon âge.
– Quoi donc ?
Erik hésita un moment avant de lui répondre :
– Les jeux de mômes je suppose ?
– Ah ?! Sûrement, oui.
Teddy acheva sa bière, la rangea dans le sac aux côtés des autres cadavres, et s'en décapsula aussitôt une suivante. Erik semblait prostré sur cette idée comme s'il était sur le point de faire une découverte stupéfiante :
– Je crois que c'est ça la différence entre un enfant et un adulte !
– Quoi donc ?
– Un adulte, ça ne peut pas s'amuser avec des jeux d'enfants. On ne peut pas se prendre des Lego ou des petites voitures et s'amuser avec pendant des heures.
– Mais on a d'autres choses pour s'amuser, lui répondit Teddy en lui tendant une nouvelle bière.
Erik la prit machinalement et la considéra d'un air absent :
– Ça c'est un jeu d'adulte, oui. Mais ça veut dire qu'on est des adultes mon pote !
– Tu déconnes ?!
Teddy sembla choqué par cette affirmation et, comme pour conjurer un mauvais sort ou sortir d'une réalité qui n'était pas la sienne, il vida la moitié de la bouteille d'un seul trait. Il rota ensuite bruyamment et, se tournant à nouveau vers Erik, lui annonça catégoriquement :
– Mais non, un adulte ça ne se bourre pas la gueule dans un ferry à la con comme celui-là, un adulte ça s'installe sur son fauteuil et ça supporte les ronflements des autres. Un adulte ça a un travail, une famille, ça se couche tôt après avoir regardé les informations mensongères sur la une ou la deux, ça fait ce qu'on lui dit et ça laisse ses rêves et ses espoirs derrière lui. On n'est pas adultes, t'en fais pas.
– Oui.
La voix même d'Erik ne semblait pas convaincue, et Teddy se creusa encore un peu la cervelle pour trouver l'argument qui achèverait cette discussion inquiétante :
– Un adulte ça ne donne pas de concert en Corse ! Affirma-t-il en criant presque, content de sa découverte et maintenant sûr de lui.
– Tu oublies les autres, ils ont tous un travail, et Marc a déjà un garçon.
– Oh merde !
– C'est plus qu'une question de temps avant qu'on soit comme eux, constata Erik d'un ton amer. Et bientôt, on finira nous aussi dans ces putains de fauteuils.
Leur association simpliste, mêlée à la fatigue et à l'imprévu de ce retour frustrant, fit naître en eux un cafard épouvantable et ils accélérèrent encore leur consommation de bière. Ils n'avaient commencé à boire que par habitude et pour occuper leur temps, maintenant ils voulaient être saouls le plus vite possible pour oublier tout ça. Ils burent, bière après bière, se déplaçant d'un endroit à un autre sur le bateau, s'arrêtant un moment, puis repartant le plus souvent sans réelle raison. Aucun endroit ne leur convenait, le ferry devenant, pour eux, le pire endroit où on pouvait échouer pour achever une semaine de fête délirante.
Leur taux d'alcoolémie grimpant d'heure en heure, leurs idées se firent plus niaises encore, et ils conçurent le projet, fermement établi, de ne jamais devenir adultes. Ils prêtèrent serment, crachèrent par terre, annoncèrent que ça ne leur arriverait jamais, et qu'ils seraient des rockers maudits jusqu'à la fin de leur courte vie; l'un des meilleurs moyens qu'ils avaient pu trouver étant de ne jamais dessoûler pour être sûr de ne pas se faire avoir.
Mais, quelques minutes plus tard à peine, Teddy comprit qu'ils étaient déjà adultes et qu'il était déjà trop tard : aucun non-adulte qui se respecte montant sur une scène jouerait des notes comme il avait été décidé qu'il les jouerait. Un non-adulte enverrait chier les partitions, les notes et les répétitions, s'éclatant dans des bœufs improvisés qui laisseraient s'épanouir son talent naturel. Fiers de leurs idées, et avec plusieurs autres bières dans le nez, ils décidèrent de laisser tomber le groupe, maintenant trop frileux, trop adulte pour eux, et de monter le leur, basé uniquement sur le plaisir de jouer de la musique sans tous les carcans oppresseurs dont s'entouraient les adultes. Ils avaient même déjà une idée pour le nom : le Cacophonous Immature Band. Ils se voyaient déjà tête d'affiches dans des concerts historiques, recréant Woodstock à eux tout seuls, rameutant des millions de fans qui les idolâtreraient comme les dieux de la musique qu'ils étaient vraiment. La création ne pouvait souffrir le conformisme ni la plate existence d'adultes en chaussons devant leur poste de télé, elle n'était que fureur de vivre et d'exister, jaillissements de folie et accords massacrés.
Vers deux heures du matin, fin saouls, errant sur le bateau dans des démarches incertaines, ils repassèrent par hasard devant le parc à balles, maintenant vidé de sa marmaille hurlante, et ils eurent encore une idée de génie. Sans même échanger un mot entre eux, juste après s'être jetés un regard complice, ils se ruèrent dans la pièce comme deux mômes libérés de la contrainte parentale et se jetèrent sauvagement dans les balles. En quelques secondes, leur humeur changea du tout au tout, reléguant l'amer et le maussade dans une vie antérieure, et ils se mirent à rire comme jamais. Ils roulaient, rampaient, nageaient, s'essayaient à des galipettes maladroites, se laissaient glisser le long du toboggan puis y remontaient aussitôt. Ils se poursuivaient l'un l'autre à quatre pattes, se cognant souvent la tête aux plafonds trop bas, puis ils se construisirent chacun une sorte de château fort et se lancèrent des balles pendant des heures. À rejeter les adultes qu'ils ne voulaient pas être, ils redevinrent les enfants qu'ils ne pouvaient plus être, et ils eurent l'impression de passer l'un des plus incroyables moments de leur existence. Le sac à bières déposé à l'entrée, ils ne pensaient même plus à boire, ni à rien d'autre d'ailleurs : ils vivaient l'instant présent sans plus se poser de questions, accueillant une simple balle de tissu comme si elle contenait à elle seule toutes les richesses de l'univers.
Vers cinq heures du matin, complètement épuisés l'un et l'autre, ils restèrent allongés en soufflant bruyamment, jusqu'à ce qu'Erik déclare d'une voix décidée :
– Moi je dors là !
Aussitôt il ramena les balles qu'il avait autour de lui et s'en recouvrit complètement comme s'il s'agissait d'une couette. Teddy approuva l'idée et fit de même de son côté, enlevant ses chaussures pour être plus à l'aise. La pièce entière retomba dans le silence après avoir été secouée par des éclats de rire et des cris inhabituels.
Juste avant de s'endormir, Erik rassembla ses bribes de pensée pour écrire le début d'une chanson qu'il oublia aussitôt : être grand ce n'est pas oublier qu'on a été petit, être adulte ce n'est pas abandonner son âme d'enfant.