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Pleurez, vous êtes filmés (1)

Publié le par Alexis Magine

 Michel était tellement concentré sur son travail qu'il n'entendit pas la porte s'ouvrir derrière lui :

Bonjour !

La voix tonitruante du maire le fit sursauter; il posa son stylo et se retourna avec empressement dans sa direction.

Bonjour Monsieur, bredouilla-t-il d'une voix faible.

Il s'arrangea machinalement les cheveux mais le maire était déjà absorbé par les écrans et l'ignorait complètement. Ses yeux passaient fiévreusement d'un écran à un autre comme ceux d'un môme dans un magasin de jouets; un petit rictus inquiétant animait son visage rondouillard recouvert de poils. Michel attendit, triturant ses doigts sans s'en rendre compte, qu'il veuille bien lui expliquer ce qu'il voulait. Au bout d'une minute, le maire sembla se rappeler de son existence et baissa un regard ennuyé dans sa direction.

Prenez votre pause Michel, se contenta-t-il de lui dire d'une voix qui se voulait affable sans toutefois réussir à l'être.

Bien Monsieur.

Michel se leva prestement et se dirigea vers la porte; il ne l'avait pas encore atteinte que le maire l'avait déjà remplacé sur le fauteuil. Il le fit pivoter sans ménagement, lui arrachant un couinement désagréable, et le rapprocha autant que possible de la console. Michel allait refermer la porte derrière lui quand le maire ajouta d'un ton presque négligent :

Prenez votre temps, une heure.

Michel opina de la tête un moment, regardant le maire tripoter les boutons de la console, puis il referma la porte derrière lui. Son emploi lui donnait déjà l'impression de ne pas exister; le maire le lui confirmait. Il regarda sa montre puis se décida pour une direction. En même temps que ce sentiment de mal-être qui l'habitait, un soulagement bienvenu prit peu à peu plus de place, puisqu'il ne bénéficiait normalement d'aucune pause.

Il travaillait au centre de supervision urbaine municipal de 8 heures à 16 heures, six jours par semaine et, vu la conjoncture économique, même s'il se demandait où étaient passées les 35 heures, il s'efforçait de ne pas se plaindre de son sort. La première année qui avait suivi l'élection du maire, ils étaient en permanence deux employés et bénéficiaient d'une pause détaillée dans leur contrat. Mais dès l'année suivante, pour restreindre les coûts, l'équipe municipale avait licencié une partie du personnel, et ils se retrouvaient tout seuls, 8 heures d'affilée, lui et ses trois collègues, à se relayer 24 heures sur 24, 6 jours par semaine. Il n’y avait plus personne le dimanche mais les délinquants étaient aussi de repos. Il n'y avait plus de pause dans le contrat; il y avait d'ailleurs maintenant plusieurs contrats précaires qui ne lui garantissaient aucune sécurité d'emploi. En parallèle, les caméras s'étaient multipliées comme des champignons dans une salle de bains sans aération, des écrans supplémentaires avaient été installés dans le centre de supervision, et sa charge de travail était devenue littéralement impossible à exécuter.

C'était la promesse de campagne du maire : étendre la vidéosurveillance dans la ville et en finir avec la délinquance. Pour une fois qu'un candidat à une élection tenait ses promesses, il ne fallait pas se plaindre. Mais le budget alloué à la vidéosurveillance avait considérablement rogné des budgets sociaux, et la délinquance explosait. Les caméras ne servaient à rien mais il y avait tellement d'argent en jeu que personne ne voulait le reconnaître.

Michel, par chance, avait hérité d'un des meilleurs créneaux, 8 heures 16 heures, mais cela impliquait que le maire vienne pendant sa pause déjeuner et l'expulse de son lieu de travail sans la moindre explication. Au début, ça arrivait à peu près une fois par semaine, maintenant c'était deux. Il s'était d'abord demandé ce qu'il pouvait bien faire, si ça avait un lien avec la mairie, s'il surveillait sa femme, ses enfants, les employés de la mairie ou ses adjoints. S'il traquait la petite délinquance à l'image d'un super-héros de pacotille ou s'il montait des dossiers contre ses futurs adversaires pour les prochaines élections. Michel n'avait évidemment pas trouvé la réponse puis, à force de le voir venir et revenir, il avait arrêté de se poser des questions. Il en profitait pour déjeuner à la cafétéria ou dans un des cafés près de la mairie, puis revenait tranquillement après le temps que le maire avait pris l'habitude de lui indiquer. Il le trouvait généralement à la même place, les yeux rivés sur un écran ou un autre, dans un curieux état de fébrilité que son retour interrompait. Le maire s'en allait ensuite sans un mot, les lèvres serrées comme s'il venait de le priver de dessert.

 

Jacques Parent, le maire de la ville, n'avait pas attendu que l'employé se décide à sortir pour dévorer les écrans des yeux; cela lui avait trop manqué et il n'avait pas assez de temps. Il n’était pas facile, dans l'emploi du temps d'un maire, de trouver du temps pour soi et ses petites séances, toujours trop courtes, lui laissaient systématiquement un arrière-goût de frustration : il lui fallait donc en profiter au maximum. Quelques minutes seulement après le départ de l'employé, il ressentit comme une vague d'apaisement déferler à l'intérieur de son organisme, un peu comme s'il venait de combler sa faim après une journée de randonnée en montagne. Il se laissa aller à son bien-être tout en continuant à fixer alternativement les écrans.

Sur chacun d'eux, le spectacle était sensiblement le même : des gens apparaissaient par un bout et disparaissaient par un autre; dans l'intervalle ils marchaient tranquillement, mangeaient un sandwich, parlaient à la personne qui les accompagnait, téléphonaient ou entraient dans un magasin. Beaucoup avaient un téléphone à la main et semblaient traverser le monde comme s'il n'existait plus. Sur tous les écrans, le même spectacle se reproduisait à quelques variantes près : à midi passé, la plupart n'avaient comme objectif que de se remplir l'estomac et de se détendre avant de retourner travailler.

La ville était tranquille, la vie suivait son cours.

Après ces réflexions, le maire observa plus attentivement un homme qui sortait de ce schéma. Il le voyait de dos, vêtu d'un blouson de cuir, le téléphone à l'oreille, marchant rapidement au milieu des badauds. Il disparut de l'écran au bout de quelques secondes seulement, et le maire regarda prestement sur les autres écrans pour voir s'il réapparaissait sur l'un d'eux puis, comme il ne voyait toujours rien, il tourna une des molettes de la console et fit défiler les images d'autres caméras. Il avait assez vite compris le système, se perfectionnait un peu plus à chacune de ses visites, et il ne tarda pas à le retrouver trois rues plus loin : l'homme s'était brutalement arrêté au milieu du trottoir et tournait presque sur lui-même; il semblait s'énerver au téléphone ou donner des ordres qui semblaient, vu son attitude, de la plus haute importance. Les gens autour de lui tournaient la tête dans sa direction pendant une brève seconde avant de retourner à leur indifférence. L'homme tapa du pied d'impatience sur le sol, sembla crier plus fort encore, puis il écarta le téléphone de son oreille et le rangea dans son blouson; le maire remarqua à ce moment-là qu'il portait une chemise et une cravate. L'homme se remit à marcher, un peu moins rapidement, puis disparut encore de l'écran.

Jacques ne chercha plus à le suivre, il fit tourner la molette négligemment et laissa son regard errer un moment sur l'écran principal, plus grand que les autres, dont la vue changeait à chacune de ses poussées. Il observa brièvement un couple qui se tenait par la main, puis une femme âgée se promenant avec une fillette, un homme qui regardait la vitrine d'un magasin de maquettes, un petit groupe de jeunes rivés sur leurs écrans, un clochard assis devant une boulangerie. Le monde était là, sur l'écran, dans toute sa routine indifférente et sans saveur, préoccupé de petites choses dénuées d'intérêt, ne se doutant pas un seul instant de qui pouvait bien les observer et oubliant jusqu’à la présence de ces caméras devenues trop banales.

Le maire éprouva une brusque lassitude et presque l'envie de retourner à ses activités lorsque son regard tomba sur une jolie jeune femme.

Elle marchait tranquillement dans une des rues commerçantes du centre-ville vêtue d'une robe souple et élégante; ses longs cheveux ondulés se dandinaient derrière elle telles des notes de musique qui l'accompagnaient. Sa démarche était altière et beaucoup de têtes se retournaient sur son passage. Jacques la suivit tout le long de l'écran, puis tourna la molette pour la retrouver sur un autre, et encore un autre. Elle semblait marcher sans but, et emprunter des rues au hasard; elle descendit la longue rue du centre, tourna à gauche dans une rue piétonne, puis à droite et encore à droite, pour se retrouver à nouveau dans la rue du centre qu'elle reprit en sens inverse. Sa beauté évidente, sa démarche sûre d’elle, son air hautain et son comportement quelque peu étrange, titillaient le maire qui ne la quittait plus des yeux et appuyait de plus en plus frénétiquement sur la molette dès qu'il la perdait. Il s'extasia devant la forme de ses jambes, sculptées par des talons légers, et resta longtemps hypnotisé par les mouvements de sa robe qui les caressaient délicatement à chacun de ses pas. Il la vit s'arrêter devant un magasin de vêtements, hésiter à entrer, se faire aborder par un homme et repartir très rapidement dans l'autre sens; l'homme sembla crier quelque chose, probablement des insultes, puis il haussa les épaules et disparut à l'opposé de l'écran. Elle se fit encore accoster par un autre homme quelques minutes plus tard, et continua son chemin avec indifférence, mais celui-ci la suivit sur une centaine de mètres et le maire put voir son visage se transformer, passer d'une tranquillité sans ombre à l'énervement puis au dégoût. L'homme finit par la laisser et elle retrouva en peu de temps son visage serein et sa démarche paisible. Elle s'arrêta plus loin devant un autre magasin de vêtements, sembla là aussi hésiter à entrer, puis continua finalement son chemin. Elle tourna ensuite dans la rue Racine et le maire pesta : il n'y avait pas de caméras dans cette rue. Elle sortait de la zone la plus couverte de la ville pour entrer dans l'une des moins couvertes, du moins pour l'instant puisque le maire entendait bien en faire équiper chaque recoin.

La porte de la salle s'ouvrit à ce moment précis, et Michel resta dans l'encadrement, tout penaud, signalant sa présence sans oser réellement entrer.

Une minute, une minute, fit le maire.

Il s'emporta sur la molette, s'énerva presque, même s'il savait pertinemment que c'était inutile. Il n'y avait pas de caméras dans les rues suivantes : il ne la retrouverait pas. Et l'heure était écoulée, il devait retourner à la mairie. Il finit par lâcher la console en soufflant bruyamment et en pestant, et se jeta en arrière contre le dossier du fauteuil. Il ferma les yeux pendant un moment, chercha à visualiser la femme, sa robe, ses courbes, sa démarche, pour pouvoir la garder en tête le plus longtemps possible et, finalement, il mémorisa le chemin qu'elle avait emprunté ainsi que le temps qui s'était écoulé, bien décidé à la retrouver la prochaine fois.

Il se leva du fauteuil en faisant la moue, passa devant l'employé qui s'écarta sur son passage, et lui dit d'une voix éteinte :

À demain.

Michel tenta de bredouiller quelque chose mais les mots restèrent coincés dans sa gorge, et il resta là, planté devant la porte, à regarder le maire traverser le couloir d'un pas rapide, avant de disparaître. Il comptait revenir demain ? Mais pourquoi ? Il aurait pu se réjouir de bénéficier comme ça de pauses imprévues, mais au lieu de ça, il éprouvait une inquiétude diffuse qu'il n'arrivait pas à comprendre.

Michel finit par se décider à retourner dans la salle, et se réinstalla sur son fauteuil jusqu'à ce que sa journée soit finie et que le collègue qui travaillait jusqu'à minuit arrive pour le remplacer.

 

Le lendemain, Jacques arriva une demi-heure plus tard, et le congédia avec encore moins de mots. Son attitude envers lui avait toujours été distante, mettant toujours en avant une supériorité qui ne pouvait souffrir aucune discussion et encore moins de remise en question : le maire donnait des ordres et il n'avait d'autre choix que de lui obéir. Mais, plus ses visites se rapprochaient et plus ce comportement s'intensifiait. Michel se sentait de trop, il avait l'impression de gêner et se carapatait toujours plus vite de peur d'encourir ses foudres.

Sitôt l'espace libéré, le maire s'installa sur le fauteuil et scruta les écrans sans plus se soucier de lui. Avant même de les avoir tous regardés, il éprouva une vive déception : la femme qu'il avait suivie la veille n'était pas là. Il les regarda plus attentivement, fit défiler à l'aide de la molette les autres champs couverts par les caméras du centre-ville, mais il ne la trouva pas. Il regarda l'heure, tourna la molette presque convulsivement, et refit le tour de tous les écrans et de toutes les caméras. Mais elle n'était toujours pas là. Il recommença encore et encore, prenant en compte le fait qu'elle était sans doute habillée différemment, peut-être même coiffée autrement, mais quels que soient les efforts d'attention qu'il déployait, ou l'écran sur lequel il regardait, il n'y avait rien à faire, il ne la voyait pas. Au bout d'une demi-heure, las, il se rejeta contre le dossier du fauteuil, et maugréa dans sa barbe, se demandant pourquoi elle n'était pas là et s'il n'avait pas eu affaire à une sorte d'apparition qui ne serait venue là que pour le provoquer. Se mordant les lèvres, il laissa traîner un regard noir au hasard, scrutant malgré tout les écrans qu'il ne pouvait s'empêcher de regarder. Quelques rares couples se promenaient, la plupart des gens étaient seuls et marchaient plus activement pour retourner au travail; il était plus tard que la veille, la ville semblait avoir changé d'aspect. Ses yeux passaient d'un écran à l'autre, plus rien ne semblait l'intéresser, et il sentit même cette espèce de passion, ce désir qui était monté si violemment en lui, s'éteindre peu à peu, se gorger d'un ennui fade pour diminuer à chaque seconde jusqu'à disparaître à tout jamais : la fin de ses pauses déjeuner sans déjeuner.

Jusqu'à ce qu'il tombe dessus.

Et que sa passion, ou son vice, ou quoi que ce soit d'autre, rejaillisse du fond de son être comme la lave d'un volcan en éruption, le consumant presque sur son passage.

La trentaine passée, elle était toute petite, vêtue d'un tailleur distingué, et marchait rapidement droit devant elle, laissant flotter ses longs cheveux noirs comme s'il s'agissait d'une aura magique. Elle ne faisait pas tourner toutes les têtes comme la précédente, elle ne se déplaçait pas comme si la rue lui appartenait, mais elle était jolie, et le mouvement de ses cheveux l'hypnotisait. Il la suivit sur quelques rues, jusqu'à la voir entrer dans une banque, et resta l’œil rivé sur l'écran, en essayant de l'imaginer à l'intérieur.

Une demi-heure plus tard, Michel revint devant la porte et le maire sursauta; il nota l'heure, réalisa qu'elle y avait passé trop de temps et qu'elle devait donc y travailler. Il calcula rapidement l'heure à laquelle sa pause devait commencer, puis se leva du fauteuil tout guilleret et passa devant l'employé comme s’il n’existait pas.

 

Il la retrouva le jour suivant, sortant de la banque à l'heure qu'il avait réussi à deviner. Elle était vêtue encore plus sobrement, d'un pantalon et d'un tailleur noirs, sans talons, et ses cheveux étaient attachés en une sorte de chignon lâche qui la rendait un peu moins amène encore. Il la trouva moins belle que dans son souvenir et il se demanda s'il voulait continuer avec elle, mais il la vit marcher dans la rue avec assurance, regarder droit devant elle comme si les obstacles n'existaient pas, et il fut à nouveau conquis. Elle descendit la rue sans prêter attention à ce qu'elle avait autour d'elle, puis tourna à droite dans la rue suivante. Elle tourna encore dans une autre rue, moins fréquentée, entra dans une petite boulangerie quelques minutes, et ressortit pour s'installer sur la petite terrasse presque déserte. Il la regarda manger une petite quiche avec lenteur, presque de face grâce à la disposition de la caméra qui couvrait la rue, et eut tout le loisir de l'observer davantage. Elle ne portait pas de bague à la main gauche, ni d'ailleurs à l'autre main. Elle n'avait pour tous bijoux que des boucles d'oreilles plutôt simples qui n'attiraient pas l'attention, et c'est ce qu'il déduisit aussi de son attitude générale : ce n'était pas une femme qui cherchait à être regardée; elle était discrète et préférait passer inaperçue.

Et c'était peut-être ce qui lui plaisait le plus, d'avoir réussi à voir celle qui ne voulait pas être vue.

Son visage semblait tendre mais fermé, ses yeux étincelaient d'un regard de conquérante; c'était ceux d'une femme qui savait ce qu'elle voulait, habituée à commander et qui faisait partie d'un certain rang social. Tout cela cadrait avec sa tenue qui lui faisait penser qu’elle avait un poste important; elle n’était probablement pas la directrice de la banque, mais certainement une des plus hauts responsables.

Ses mains étaient fines, ses ongles courts; elle n'était pas du genre à avoir besoin d'artifices pour affirmer sa féminité et les modes passaient au-dessus d'elle sans qu'elle se sente concernée. Il regarda longuement le mouvement tranquille de ses mains, précis et distingué dans les moindres détails, coupant un morceau de quiche pour le porter à ses lèvres qu'elle avait petites et légèrement pulpeuses, sobrement ornées d'une touche de maquillage, vraisemblablement le seul ornement qu'elle utilisait. C'est à ses lèvres principalement qu'il s'attacha, se sentant devenir amoureux rien qu'en les regardant remuer pendant que sa bouche mastiquait.

Elle avait presque terminé son repas lorsqu'un homme qu'il ne vit que de dos s'installa tout d'un coup juste en face d'elle. Il ne vit pas son visage mais déduisit de sa chevelure clairsemée qu'il avait dépassé la cinquantaine, et de ses mouvements intempestifs qu'il lui parlait activement. Elle parut d'abord surprise et sa main resta suspendue en l'air pendant une seconde, puis elle se reprit et lui jeta un regard noir, maintenant ostensiblement la bouché fermée comme pour lui signifier qu'elle ne voulait pas discuter avec lui. L'homme continua cependant à lui parler. Elle acheva sa quiche en deux bouchées rapides, se leva prestement et marcha en direction de la caméra; une petite ride verticale entre ses deux sourcils semblait indiquer son mécontentement. L'homme s'était retourné sur sa chaise et continuait à agiter ses lèvres et sa tête dans le vide puis, voyant qu'elle ne s'arrêtait pas, ne faisait pas demi-tour, il se leva et la suivit un moment. Elle tourna dans la rue suivante, accéléra le pas, et l'homme, qui approchait finalement bien plus de la soixantaine, finit par abandonner.

Jacques la suivit, caméra après caméra, sur plusieurs rues. Elle mit plusieurs minutes à retrouver une attitude paisible, à marcher plus tranquillement; et la petite ride disparut. L'incident était déjà oublié. Elle se promena vraisemblablement au hasard des rues, consultant de temps à autre l'heure sur son téléphone, et restant dans un périmètre donné autour de la banque. Mais assez vite, un jeune l'aborda et elle éprouva des difficultés à s'en débarrasser : il se planta devant elle, l'empêchant de passer, et se décala d'un côté à l'autre à chaque tentative qu'elle faisait. La petite ride était aussitôt réapparue, et elle finit par devoir faire demi-tour pour lui échapper. Le jeune n'insista pas, mais sembla lui lancer plusieurs insultes avant de partir de son côté. Visiblement vexée, elle emprunta plusieurs rues en marchant très rapidement puis, après un léger détour et s'être retournée à plusieurs reprises pour s'assurer qu'il ne la suivait pas, elle retourna à la banque en avance sur son horaire.

Jacques resta à regarder l'écran qui couvrait la banque, sans trop d'espoir de la voir ressortir avant la fin de sa pause. Déçu, frustré même, il se dit que ces deux connards avaient gâché son plaisir, et se demanda ce qui leur passait par la tête. Mais sa mémoire lui rappela tout d'un coup une intervention d'une conseillère municipale demandant d'agir contre le harcèlement de rue. Elle avait donné plusieurs exemples de situations mais, ni lui, ni ses adjoints, ni les autres conseillers, majoritairement hommes, ne l'avaient prise au sérieux, pensant qu'elle exagérait, et la discussion avait été vite écartée. La loi contre les violences sexistes et sexuelles n’était alors pas encore votée, ni même envisagée, mais elle ne changeait de toute façon pas grand-chose : la loi, bien que nécessaire pour faire évoluer les mentalités, n’était pas l’éducation. Puis il se rappela aussi de la femme en robe qu'il avait observé avant-hier, et des hommes qui n'hésitaient pas à l'aborder, voire à la suivre ou à l'insulter quand elle ne répondait pas à leurs attentes. Il ne l'avait pas relevé comme pouvant être un problème puisqu'il s'était dit que c'était elle qui les provoquait. Mais avec l'exemple qu'il venait d'avoir sous les yeux, il commençait à réaliser que le harcèlement de rue était une réalité. La femme de la banque prenait soin de cacher ses formes alors qu'elle aurait peut-être préféré s'habiller autrement; elle cherchait à passer inaperçue, semblait rechercher les endroits calmes plutôt que tape-à-l’œil. À aucun moment, on aurait pu l'accuser d'attitude provocatrice, et elle était pourtant elle aussi harcelée comme les autres femmes.

Deux réflexions se développèrent tandis qu'il regardait l'image fixe de la banque, juste traversée de temps à autre par des promeneurs sans intérêt : le harcèlement de rue était une privation de liberté; une femme, parce qu'elle était une femme, ne pouvait pas se promener seule dans les rues sans se faire harceler d'une manière ou d'une autre, et devoir se sortir de situations déplaisantes provoquées par des hommes. L'autre était l'alibi parfait s'il devait un jour se justifier de son vice : il étudiait juste le harcèlement de rue et cherchait des solutions pour y mettre fin. 

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A
Au début l'intrigue s'installe avec ce maire bizarre, son voyeurisme est super bien mis en avant, et cette avancée nous amène à bien voir le mécanisme du harcélement, bravo ton récit pourrait servir comme scénario support à débats .
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A
Merci :)