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Pleurez, vous êtes filmés (2)

Publié le par Alexis Magine

Quand Michel revint de sa pause forcée ce jour-là, le maire ne sursauta pas et libéra très rapidement son fauteuil; il lui adressa même un salut en quittant le centre de supervision. Cette attitude nouvelle n'excusa pas la précédente, mais Michel découvrit qu'il avait moins d'animosité qu'il ne le pensait envers le maire, et il se sentit mieux jusqu'à la fin de la journée.

 

Les semaines s'écoulèrent, monotones, pendant lesquelles Jacques vint chaque jour à la même heure, sauf le samedi et le dimanche. Jour après jour, il suivait cette femme, l'observait pendant sa pause, se donnait l'impression d'apprendre à la connaître. Elle avait ses habitudes mais les changeait de temps en temps, au gré de ses envies. Elle mangeait à la terrasse de la boulangerie ou dans quelques restaurants qu'elle semblait affectionner, et se promenait un peu au hasard des rues jusqu'à la fin de sa pause, retournant prématurément à la banque lorsqu'elle se faisait trop ennuyer par des hommes indélicats, et ne sortant pas du tout certains jours, probablement pour la même raison. Les hommes qui l'abordaient ou la suivaient variaient considérablement : des jeunes, des vieux, habillés simplement pour certains, en costume-cravate pour d'autres. Ce phénomène n'était pas isolé et semblait toucher toutes les couches sociales, toutes les tranches d'âge, comme si leur seule raison d'exister, en ce début de siècle finissant, en ces temps de crises et d'incertitudes, n'était plus que le sexe. Dans leur mentalité, une femme seule était forcément disponible, et dans leur mentalité encore, elles ne devaient toutes aspirer forcément qu'à ça.

Le maire se désespéra longtemps de la situation; il l'observa comme un témoin privilégié derrière ses écrans, complètement camouflé et à l'abri des réactions qu'auraient pu avoir ces hommes s'ils s'étaient senti observés. Les jours où il se rendait compte qu'elle ne sortirait pas de la banque, il en profitait pour observer d'autres femmes, et constatait à chaque fois le même genre de scènes.

Les femmes n'étaient pas libres, si elles l'avaient jamais été. Il avait fini par se demander s'il était lui aussi comme eux et, bien que la réponse n'allait pas de soi, il s'était rassuré en pensant que son vice, au moins, ne faisait de mal à personne : il n'était qu'un spectateur muet volant des images qui l'étaient déjà, et le rôle de spectateur était un rôle impuissant.

Au fil des semaines aussi, il s'était pris d'un attachement pour cette femme, montrant de l'impatience à chaque fois qu'elle tardait à sortir de la banque, pestant et la morigénant lorsqu'elle décidait d'y retourner avant la fin de sa pause, et éprouvant des déceptions toujours plus fortes quand il ne la voyait pas du tout, comme s’il s’agissait d’un rendez-vous manqué qu'elle n'aurait pas honoré. Il avait l'impression de la connaître, d'entendre sa voix, de la comprendre, de partager quelque chose avec elle; il se sentait lié à elle comme s’ils formaient une sorte de couple virtuel.

Jusqu'à ce jour maudit où elle avait sans vergogne trahi sa confiance.

Il avait senti le changement avec inquiétude les jours précédents : elle passait presque tout son temps libre sur son téléphone, à texter des messages, puis à sourire quand elle en recevait un en retour. Elle semblait plus distante encore, se souciait moins des harceleurs et déambulait dans les rues l'air un peu saoul de rêves. Il avait senti la tempête, l'avait vue venir, impuissant à l'arrêter, espérant juste se tromper. Mais les signes continuaient à s'accumuler. Quelques jours plus tard, elle sauta un repas pour se rendre dans un salon de coiffure, et en ressortit avec une nouvelle coupe, plus aérée, plus féminine, plus visible; sa beauté transparaissait alors dans tout son éclat et de plus nombreux regards se retournaient sur son passage. Curieusement, le nombre d'hommes qui l'ennuyaient n'augmenta pas, ce qui confirmait ce qu'il s'était déjà dit : l'apparence n'avait aucune importance, seul comptait le fait d'être une femme seule pour réveiller les instincts primaires des mâles en manque.

Et puis le jour maudit arriva sans qu'il puisse rien y faire : un homme l'attendait devant la banque. Elle lui fit un de ses plus jolis sourires quand elle sortit, lui fit la bise, et ils partirent ensemble, marchant côte-à-côte jusqu’à un restaurant. Le maire enrageait derrière ses écrans; il avait tout de suite remarqué qu'elle avait troqué ses habituels pantalons sobres pour une jupe longue et des bottes. Il cria même à un moment dans le silence du centre de supervision, lui demandant comment elle pouvait lui faire ça, comment elle pouvait oser trahir sa confiance, son amour, et étaler sans retenue son bonheur devant ses yeux. Surtout que l'homme ne ressemblait à rien : un grand type en costume-cravate, l'air «élégant mais ce n'est pas de ma faute, je vous assure que je ne fais rien pour ça». Il osa en plus la raccompagner à la banque après le repas, et ils se firent à nouveau la bise. Le maire rêva de ses joues et de la douceur de ses lèvres et, après avoir pesté pendant des heures ce jour-là, ce jour maudit, il essaya de se rassurer en se disant que s'ils s'étaient fait la bise, c'est qu'ils ne comptaient pas se revoir le soir, à l'abri de ses regards. Et peut-être en fin de compte qu'ils ne se reverraient plus, qu'ils étaient juste amis, voire de la même famille.

Mais il ne put s'empêcher d'éprouver une grande appréhension en venant au centre le lendemain et, comble de l'horreur, l'homme l'attendait encore devant la banque. Tout comme le lendemain et les jours qui suivirent. Les semaines s'écoulèrent encore, et le maire devint sombre. Il les vit jour après jour se rapprocher l'un de l'autre, jusqu'à ce que le doute ne soit plus permis, jusqu'à ce qu'ils forment un couple. Il les vit la première fois s'embrasser devant la banque, juste avant la fin de sa pause; un baiser rapide, presque honteux, mais tendre de toute évidence. Il était un peu plus appuyé le lendemain, et depuis ils n'arrêtaient plus, ne se lâchaient plus : ils se tenaient par la main, se câlinaient, se caressaient, s'embrassaient à la moindre occasion, faisant fi des convenances, du regard des autres, du monde extérieur.

Et surtout de lui.

De son poste d'observation, ils semblaient vivre l'idylle parfaite, comme deux voyageurs de l'amour ayant pris le même billet pour une île déserte. Ils formaient un couple assorti, riaient beaucoup, profitaient de chaque instant passé ensemble, et semblaient se dire mille promesses rien qu'en se regardant.

Jacques devint de plus en plus sombre, passant de la déprime à la dépression; il devint plus acerbe aussi, plus cassant avec ses collaborateurs, et dormit de plus en plus mal jusqu'à finir par ne plus trouver le sommeil. Il aurait pu cesser de l'observer, elle, et chercher une autre cible qui aurait désormais répondu à ses attentes, mais quelque chose, tout au fond de lui, l'en empêchait. Peut-être parce qu'au fil des premières semaines où il l'avait suivie, son imagination avait fini par combler ce que les écrans ne lui disaient pas. Ainsi, elle s'appelait Julie, détestait les mots de plus de quatre syllabes et tous les anglicismes un peu trop faciles; elle aimait l'opéra mais seulement l’âge classique ou ce qui pouvait y ressembler, elle regardait des films à l'eau de rose, avait dévoré les livres de Delly, préférait passer ses vacances à la mer mais loin de la foule; elle privilégiait sa carrière et ne voulait pas d'enfants.

Et, surtout, elle se satisfaisait de leur relation telle qu'elle existait; peut-être à sens unique derrière un écran, mais c'était ce que sa logique lui commandait. Elle savait très bien qu'il était là, elle appréciait sa présence, la réclamait même. Et le maire, trop bon, la satisfaisait puisque c'était elle qui le réclamait. Mais il s'était aussi montré trop con, et elle avait abusé de la situation et de son dévouement. Elle avait fini par le trahir, comme le faisait sa femme avec son ou plutôt ses amants. Il l'avait mise sur un piédestal et elle s'abaissait à embrasser le premier venu, à vivre en apparence un amour sincère pour cacher la triste réalité d'une relation sans aucun sens.

Les semaines s'écoulèrent et Jacques finit par percer à jour son secret, celui de cette comédie qui n'avait pour but que de le rendre jaloux, lui.

Mais il n'allait pas se laisser faire. S'il fallait qu'il lui montre son attachement, s'il fallait qu'il lui prouve la sincérité de son amour, il le ferait.

Plus le temps passait, et plus une idée qui avait germé en lui prenait de l'ampleur, jusqu'à devenir obsédante : plutôt que de le lui en vouloir à elle, c'était cet homme le coupable. Lui qui l'avait séduite, lui qui prétendait lui offrir ce qu'elle n'avait pas besoin et ce que lui, le maire, ne pouvait lui donner. C'était cet homme qui gâchait tout, et c'est sur lui, entièrement, qu'il se concentra à partir de ce jour-là. Et en l'observant avec attention, il découvrit rapidement que tout sonnait faux : sa manière de s'habiller, sa manière de marcher, de se comporter, ses sourires, ses regards, et même ses baisers. Jacques se persuada vite qu'il n'était pas celui qu'il prétendait être, qu'il lui mentait, jouait un double jeu dont elle était la victime. Et, après qu'il l'eut raccompagnée à la banque ce jour-là, il se décida à le suivre à travers ses écrans. Il le vit marcher dans les rues d'un pas rapide, tourner dans une rue puis une autre et une autre encore, et le maire tout d'un coup comprit tout : il savait qu'il l'observait. Il savait qu'il était là depuis le premier jour, et il jouait en conséquence un rôle pour tenter de le tromper. Mais le maire n'était pas né d'hier, et on ne pouvait pas l'abuser aussi facilement. Dans le centre de supervision, mêlé à un désespoir profond, il jubilait et éclatait par moments d’un rire inquiétant. Quand l'homme passa par une rue non couverte par les caméras, le maire s'exclama même à haute voix :

Tu crois que tu vas m'avoir ?!

Il actionna la molette avec fébrilité et le retrouva deux rues plus loin quelques minutes plus tard. Il éclata de rire, puis continua à lui parler :

C'est moi qui vais t'avoir. Tu fais ce que tu peux pour me pourrir la vie mais ça ne marchera pas, je suis plus doué que toi.

Il continua à le suivre, chercha à deviner ses intentions, se demanda s'il n'avait pas changé de veste pendant le laps de temps où il n'était plus sur ses écrans mais n'arriva pas à en être sûr. L'homme traversa une rue puis une autre encore, et descendit un escalier qui menait à un petit passage souterrain; Jacques, tout d'un coup, eut comme une illumination. Il connaissait ce passage et le savait très peu fréquenté : il avait été l'un des premiers endroits à être placé sous vidéosurveillance suite à quelques agressions, qui n'avaient d'ailleurs pas cessées depuis. C'était l'endroit rêvé pour se débarrasser de lui, et il avait maintenant la certitude que c'était ce qu'il devait faire. La possibilité que l'homme cherchait à l'attirer dans un piège se présenta à lui, mais il l'éluda d'un simple haussement d'épaules : c'était lui qui maîtrisait la situation ! Et alors que l'homme ressortit du passage, montant à pas rapides l'escalier opposé, il s'exclama d'une voix inquiétante :

C'est là que je vais me débarrasser de toi !

Jacques échafauda mentalement un plan, et ne prit pas garde au bruit de la porte qui s'était ouverte quelques instants plus tôt, puis se refermait maintenant avec autant de douceur que possible. Il continuait à fixer les écrans, regardant l'homme continuer à marcher, tout en parlant d'une voix forte :

Je vais t'avoir tu ne me tromperas plus !

L'homme continua sur une centaine de mètres puis entra par la porte arrière d'une entreprise que le maire n'identifia pas. Qu'il ne pouvait plus identifier, tout à la rage qui l'habitait. Et l'homme ayant disparu des écrans, il se leva d'un bond, se dirigea prestement vers la porte, se retourna encore, et lança face aux écrans muets une dernière phrase cinglante :

Demain ! Tout sera fini demain !

Il ouvrit la porte d'un geste sec, la claqua derrière lui, et s'enfuit à toute vitesse dans le couloir, passant à côté de Michel sans même le voir.

 

Le lendemain, Jacques arriva au centre de supervision à son heure habituelle, mais son comportement était encore plus étrange qu'à l'ordinaire. Michel s'était immédiatement levé de son fauteuil, prêt à prendre sa pause comme tous les jours mais, le maire, bien que visiblement bouillonnant, lui fit signe d'attendre un moment :

J'ai regardé vos contrats, lui dit-il sèchement. Et je me suis aperçu que vous aviez fait trop d'heures, vous allez les récupérer aujourd'hui.

Michel resta planté devant lui, à le regarder, sans vraiment comprendre les mots qui sortaient de sa bouche. Il eut le temps de l'observer, et le trouva à un tel point étrange qu'il faillit lui demander si tout allait bien. Le maire s'efforçait de garder les yeux baissés, mais il ne pouvait s'empêcher de jeter de temps à autre un regard sur les écrans, puis il les baissait de nouveau avec une vivacité forcée, commençait à se dandiner d'un pied sur l'autre comme un môme impatient, et contrôlait enfin ce dernier mouvement pour répéter ce cycle au bout de quelques secondes.

Mais la surveillance… Commença à objecter Michel.

Je vais m'en occuper, lui assura-t-il. Vous êtes officiellement en congé à partir de maintenant. Allez vous-en, vous revenez demain.

– D’accord Monsieur.

Michel récupéra ses affaires personnelles, puis sortit enfin de la salle; Jacques s'empressa de refermer la porte derrière lui. Il resta un long moment devant la porte, pris d’une profonde hésitation : une partie de lui se réjouissait de ce congé bien mérité, mais il sentait en même temps un mal-être grandissant l'envahir, et n'arrivait pas à savoir ce qu’il devait faire. Il avait envie de partir et de rentrer chez lui, d'envoyer bouler ses impressions angoissantes et ce maire qui semblait avoir perdu tout contrôle sur lui-même, mais il n'arrivait pas à s'y résoudre. Il repensa aux mots qu’il avait surpris la veille, à la violence de ses imprécations, à sa rage, et se retrouva à frémir, tout comme à ce moment-là. Il avait alors eu le bon réflexe : refermer doucement la porte pour ne pas montrer qu'il était revenu à l'heure où il devait revenir, et qu'il avait surpris ce qu'il ne devait sans doute pas surprendre. Le maire avait toujours quitté le centre de supervision comme à regret, mais il l'avait toujours quittée à l'heure, sauf là, où il l'avait surpris à parler tout seul, à proférer des menaces comme s'il avait perdu tout équilibre. Il avait eu le temps de voir, avant de refermer la porte, ce passage souterrain sur l'écran principal qu'il connaissait bien lui aussi, ainsi qu'un homme qui marchait rapidement. Il n'avait pas compris, et il ne comprenait toujours pas, ce qui se passait chez le maire, mais une partie de lui cherchait à lui faire comprendre qu'il avait passé un point de non-retour, et qu'il ne pouvait pas rentrer chez lui comme si de rien n’était. Ne sachant quoi faire, il décida finalement de ne rien faire, et d’attendre sur place. Il se décala de quelques mètres à gauche de la porte, et attendit.

Une demi-heure plus tard à peu près, le maire sortit en trombe de la salle, claqua la porte derrière lui, et partit dans le couloir à grandes enjambées, sans voir qu'il était là. Michel resta immobile et silencieux tant qu'il n'avait pas encore quitté le couloir, puis il hésita quelques secondes, et se décida finalement, presque tremblant, à retourner à l’intérieur. Il referma la porte derrière lui, mal à l'aise, comme s'il n'y avait plus sa place et puis, réalisant qu'il avait peur de se faire surprendre par le maire et que le meilleur moyen pour que ça n'arrive pas était encore de savoir où il se trouvait, il se précipita finalement dans son fauteuil et le chercha sur les écrans. Il le trouva rapidement, après avoir quelque peu actionné la molette; il se détendit alors un peu et le suivit. Le maire marchait vite, semblant ne prêter attention à personne. Quand il se trouvait face à une caméra, Michel se rendait compte à quel point son visage était crispé, dénaturé même : il ne ressemblait plus à l'homme qu'il avait été quelques mois auparavant. Le maire traversait les écrans comme s'il savait exactement où il allait; il semblait parler tout seul et quelques personnes se retournaient sur son passage, l'air un peu surpris.

Les minutes s'écoulèrent et Michel le suivait toujours sans aucune difficulté. Il connaissait le réseau des caméras comme sa poche et pouvait afficher sur l'écran principal le champ qu'il voulait au moment où il le voulait. Mais, justement, la facilité avec laquelle il le suivait laissait grandir rapidement un point de plus en plus noir au fond de lui-même, effaçant au fur et à mesure les quelques parts de doute qui subsistaient en lui : le maire se rendait dans le passage souterrain. À chaque intersection, à chaque rue qu'il traversait, il s'en rapprochait toujours un peu plus, et là où cette idée se faisait la plus noire, c'est que Michel prévoyait qu'il allait bientôt se dérouler un drame. Ne trouvant aucune explication logique au comportement du maire, il n'arrivait plus à s'enlever cette idée de la tête, et il continuait à l'observer, à le suivre avec toujours plus d'appréhension.

Le maire tourna dans une rue, puis dans une autre, la franchit à toute vitesse, et déboucha enfin à l'entrée du passage. Là, il sembla hésiter tout d'un coup, s'arrêtant un long moment comme s'il n'osait pas y entrer. Mais il regarda sa montre à plusieurs reprises, et finalement se décida. Il l'arpenta d'abord dans un sens, puis dans l'autre, et s'arrêta finalement dans l'un des endroits les plus sombres. Le passage, long d'une quinzaine de mètres, était éclairé par la lumière du jour à ses deux extrémités, ainsi que par des lampes sur toute sa longueur, mais malgré tout ça, il restait sombre et peu engageant. Suite à diverses agressions au cours des années précédentes, deux caméras avaient été installées à chaque extrémité, se faisant face; elles avaient d'abord été régulièrement cassées, et systématiquement remplacées, puis les choses s'étaient tassées comme si l'obstination avait payé. Mais des agressions y avaient toujours lieu de temps à autre, et le passage restait bien connu de la mairie comme des services de police.

Malgré la légère obscurité, le maire était parfaitement visible sur les écrans. Il regardait sa montre sans arrêt, semblait trépigner sur place et toujours parler tout seul; extrêmement nerveux, il tournait la tête d'un côté ou d'un autre très souvent, comme s'il s'inquiétait du moindre bruit alentour.

Michel, comme s'il la partageait avec le maire, sentit monter en lui une tension toujours forte, qui devint paroxystique quelques minutes plus tard lorsque le maire sortit des gants de la poche de sa veste et les enfila avec précaution, et qui explosa complètement lorsqu'il dégaina un revolver de sa ceinture.

Michel resta sans voix, la bouche ouverte, les yeux ronds, fixant l'arme comme s'il n'arrivait pas à y croire, tandis que le maire vérifiait consciencieusement le barillet. Comme il l'avait fait quelques dizaines de fois depuis qu'il avait commencé à travailler, Michel décrocha le téléphone et appela la police, mais il le fit cette fois-ci d'une manière mécanique et presque absente. Il signala qu'il y avait dans le passage souterrain un individu suspect armé d'un revolver, sans préciser de qui il s'agissait. Il ne le pouvait pas, comme s'il refusait toujours d'y croire. L'appel passé, il raccrocha et resta les yeux fixés sur l'écran principal.

Une dizaine de minutes plus tard, deux voitures de police déboulèrent presque au même moment de chaque côté du passage, et plusieurs agents en uniforme en sortirent, pointant leurs armes sur le maire dès qu'ils l'aperçurent. La scène paraissait si irréelle que Michel se crut un instant devant sa télé et qu'il se surprit à avoir envie de grignoter, mais il ne tourna pas la tête pour chercher un bol de gâteaux apéritifs et ne manqua rien de ce qui allait s'ensuivre.

Jacques resta complètement immobile, ne répondant visiblement pas aux injonctions des agents, et ceux-ci progressèrent prudemment dans sa direction. Le suspect n'avait aucune échappatoire, la partie semblait jouée d'avance. Les policiers se rapprochaient et ne semblaient toujours pas distinguer l'arme, collée à ce moment-là contre la jambe du maire, tenue par une main ferme qui prolongeait un bras raide plaqué contre le mur. Soit qu'il était tétanisé par la peur, par la honte de ce qu'il s'était apprêté à faire, ou qu'il avait complètement perdu sens avec la réalité, le maire ne réagissait plus et se contentait d'attendre que les policiers, qui lui criaient toujours des ordres, s'approchent de lui. Et les deux qui se trouvaient derrière lui furent bientôt assez prêts pour le saisir aux épaules; la fin était déjà là, et Michel, la respiration nouée, relâcha tout d'un coup un long soupir de soulagement.

C'est à ce moment précis qu'un homme fit irruption au bout du passage, celui-là même que Michel avait entraperçu la veille sur l'écran que regardait le maire; il parut surpris en apercevant ce qui se passait et s'immobilisa aussitôt, semblant même hésiter l'espace d'une seconde à faire demi-tour.

Mais le maire ne lui en laissa de toute façon pas le temps.

À la grande surprise des policiers qui le tenaient aux épaules, il réagit tout d'un coup à la vitesse de l'éclair, leva son bras droit dans la direction de l'homme, découvrant au regard de tous l'arme qu'il tenait toujours, et appuya sur la détente sans la moindre hésitation.

Dans la même seconde, les deux policiers qui le tenaient le plaquèrent au sol sans ménagement, cherchant aussitôt à le désarmer; l'un des deux autres se jeta à terre tandis que son collègue braqua son arme dans un réflexe défensif.

L'homme au bout du passage, lui, s'était écroulé sans un bruit.

Michel, à bout de nerfs, resta un long moment comme paralysé, regardant toujours l’écran; puis, les yeux hagards, la tête vide, il chercha un bouton qui n’existait pas pour revenir en arrière. 

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