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Rock n'balles

Publié le par Alexis Magine

Elles étaient prêtes bien avant l'heure, habillées, coiffées, leurs deux valises refermées et alignées devant la porte; Marie avait même fait les lits et brièvement nettoyé la cabine. Elle regarda à nouveau par le petit hublot et ne vit toujours que la mer à l'horizon; une mer grise et peu accueillante, se démarquant avec peine du ciel gris de cette fin octobre. Elle vérifia encore sur son téléphone, mais le temps n'avançait pas plus vite, et il leur restait encore une bonne heure avant d'accoster à Marseille.

Juliette était assise sur son lit, et commençait déjà à s'agiter, s'amusant à rebondir sur ses fesses, imperceptiblement tout d'abord, puis de plus en plus fort. Marie savait qu'elle sauterait dessus à pieds joints d'ici quelques minutes à peine.

– Reste calme, ma chérie, lui dit-elle sans grande conviction.

– Oui maman, lui répondit Juliette aussitôt, sans rien changer du tout aux impulsions qu'elle donnait au lit.

Marie hésita encore une minute, jeta un regard en biais à sa fille puis, sachant pertinemment qu'il n'y avait pas d'autre moyen que la contrainte pour empêcher un enfant de remuer quand il en avait envie, ou plutôt besoin, et puisqu'elle préférait, chaque fois que c'était possible, éviter d'en arriver là, elle se décida à lui dire :

– Tu veux qu'on aille faire un tour dans le bateau ?

La réponse de Juliette fut immédiate, elle sauta aussitôt du lit et se mit à sauter sur place à même le plancher :

– Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui !

Marie passa rapidement la main sur le lit qu'avait occupé Juliette, effaçant les plis de la couverture, et elles sortirent de la cabine. Elles arpentèrent un premier couloir, la fillette en tête, marchant à cloche-pied, ou sautant de gauche à droite en lançant quelques coassements aléatoires, puis elles grimpèrent un premier escalier aux marches métalliques. Le bateau était calme, la plupart des passagers devaient encore dormir. À moins qu'ils n'aient à peu près tous sauté à l'eau pendant la traversée, se dit Marie. Elle regrettait d'avoir fait sonner le réveil si tôt, même si elle savait qu'elle avait agi comme à son habitude : toujours à l'heure, la ponctualité était importante pour elle. Et pour ne pas être en retard, il fallait se lever tôt, et souvent même trop tôt.

Elles franchirent un second couloir et grimpèrent un autre escalier; Marie s'approcha de la lourde porte qui menait sur l'un des ponts, regarda par le petit hublot, fit une légère grimace mais ouvrit quand même la porte : le vent froid leur souffla immédiatement dessus, accompagné de quelques micro-gouttes d'eau, et sembla les geler sur place. Juliette poussa un petit cri strident et Marie referma aussitôt la porte; revenir de Corse par le ferry à l'approche de l'hiver n'était pas des plus agréables. Elle hésita un long moment, se demandant ce qu'elle pourrait bien trouver à faire pour que sa fille s'occupe. Mais, comme si le vent avait glacé ses pensées, elle ne trouva rien et réalisa finalement que le mieux était de le lui demander :

– Il y a quelque chose que tu veux faire Juliette ?

La gamine lui répondit aussitôt, sans l'ombre d'une hésitation :

– Je veux aller au parc à balles !

À chaque syllabe des mots «parc à balles», elle avait effectué un petit saut sur place, comme pour appuyer sur chacune d'elles.

– D'accord ma chérie.

Marie regretta de ne pas le lui avoir demandé tout de suite; son rôle de mère lui faisait souvent oublier que les enfants savent très bien s'occuper par eux-mêmes, et qu'ils ont très souvent des bonnes idées.

Elles redescendirent l'escalier, puis firent une nouvelle pause, le temps pour Marie d'arriver à s'orienter dans les entrailles de cet immense bateau. Elle poussèrent une porte, traversèrent un long corridor, remontèrent un autre escalier, et se retrouvèrent dans l'espace loisirs au bout de quelques minutes. Elles dépassèrent une salle remplie de jeux vidéo et s'arrêtèrent devant l'entrée du parc à balles. Juliette enleva ses chaussures sans perdre une seconde et s'élança à l'intérieur en poussant des cris de joie. Marie resta d'abord à l'extérieur, la regardant jouer en souriant, mais une pensée l'assombrit tout d'un coup : pourquoi est-ce qu'une fois adulte on ne pouvait pas se montrer insouciant et s'amuser comme les enfants savaient le faire ? Elle se décida à entrer dans le périmètre du parc à balles, comme pour être plus près de sa fille et de l'amusement qu'elle éprouvait. Mais ses pensées la suivaient toujours et elle se dit qu'être adulte, c'était comme si quelqu'un avait annoncé que la fête était finie, échangeant l'innocence contre le poids des responsabilités et des problèmes quotidiens. Elle regarda sa fille courir dans un sens puis dans un autre, se jeter dans les balles, rouler d'un côté puis de l'autre. Et rire surtout. Marie ressentit comme un pointe d'injustice, et elle éprouva l'envie d'aller rejoindre sa fille pour s'amuser avec elle. Cette envie fut si forte qu'elle atteignit presque le point de rupture des convenances, mais les convenances justement, ce que les adultes ne faisaient pas, sans compter le regard probable des quelques personnes qui traversaient le couloir derrière la vitre, la décidèrent à rester sur place, et à ne faire qu'observer.

Elle ramassa une balle et la malaxa dans sa main en soupirant; une simple balle de tissu épais renfermant des grains de sable ou des billes de polystyrène. Rien d'extraordinaire, si ce n'était qu'il y en avait des centaines, des milliers plus probablement, toutes de couleurs vives, et une enfant, même toute seule, était partie pour s'amuser pendant des heures. Mais il était vrai aussi que la structure tout entière avait été étudiée à cet effet : elle comprenait un premier niveau qui englobait toute la pièce, ainsi qu'un second niveau que l'on pouvait rejoindre par des échelles sur les côtés, ou quitter par un toboggan qui semblait déboucher sur une mare de balles.

Marie était toujours perdue dans ses pensées quand sa fille l'appela, et elle releva la tête :

– Oui, Juliette ?

– Maman, il y a un pied là, lui dit-elle d'une voix qui semblait partagée entre l'amusement et la crainte.

Marie s'inquiéta et s'approcha; elle chercha mentalement tous les objets que sa fille pourrait confondre avec un pied, jusqu'à ce qu'elle l'aperçoive elle-même et ne puisse en tirer d'autre conclusion : il s'agissait bien d'un pied.

Un grand pied d'adulte dans une chaussette noire trouée à l'orteil qui dépassait d'un amoncellement de balles.

Marie regarda plus haut, mais ne vit d'abord qu'un tas de balles, avant de remarquer que ce tas était curieusement un peu plus élevé que le reste des balles, épousant vaguement une silhouette humaine. Ses raisonnement d'adulte prirent vite le dessus, la firent paniquer, et dans un geste rapide engendré par l'adrénaline qui se diffusait dans son cerveau, elle attrapa sa fille et ressortit du parc à toute vitesse.

 

Quelques heures plus tôt

 

Erik et Teddy en avaient déjà marre : l'embarquement était interminable. Coincés dans la voiture de Teddy, ils n'avançaient qu'au coup par coup, à chaque fois qu'une voiture devant eux entrait dans le ferry; la comédie durait depuis une heure et ne semblait jamais vouloir finir. Erik aurait pu sortir et monter à bord comme piéton, ce qui aurait été bien plus rapide, mais il ne voulait pas laisser Teddy seul. Ils essayaient donc de prendre leur mal en patience, en discutant un peu de temps à autre et, surtout, en écoutant le premier album des Dead Kennedys.

– C'est dingue, ils sont indémodables, fit tout d'un coup Erik.

Teddy opina de la tête, puis continua à la secouer pour suivre le rythme de la musique.

– Ce serait vraiment génial si notre groupe en était là dans trente ans.

– Faudrait déjà qu'on soit un peu plus connus, lui répondit Teddy, parce que là ça risque pas d'arriver.

– Ouais.

Ils restèrent silencieux un long moment, perdus dans leurs pensées. Ils faisaient tous les deux partie d'un groupe de rock, Erik comme bassiste et Teddy comme batteur. Un groupe qui pouvait avoir ses petits succès mais qui ne dépassait jamais vraiment le cercle restreint de leurs premiers fans et amis; un groupe qui était produit par un label indépendant mais dont les disques ne se vendaient pas plus que ça. Les autres membres du groupe avaient un boulot à côté pour pouvoir s'en sortir, eux deux végétaient aux minimas sociaux en attendant – en espérant – que le groupe finisse par décoller; c'était d'ailleurs pour cette raison qu'ils avaient pu rester jusqu'à la fin du Festiventu, le festival du vent à Calvi, alors que les autres étaient rentrés sitôt leur concert fini.

Erik et Teddy s'étaient bien éclatés : présents à tous les concerts, dont ceux de quelques pointures comme les Têtes Raides ou -M-, et piliers de comptoirs des différents bars de l'hôtel qui recevait le festival, sans compter les afters dans diverses chambres, y compris celles qui abritaient les bars clandestins. Une semaine mémorable, même si leur propre concert, plutôt bien reçu et apprécié, se noyait déjà dans les brumes éthyliques de leur mémoire.

La file de voitures avançait toujours lentement; il y en avait des centaines encore devant la leur, et l'impression que ça prendrait des heures.

– Bordel, mais il peut aspirer combien de bagnoles ce bateau ?! S'exclama Erik.

– Toutes celles de Corse à priori.

– Effectivement, on dirait qu'elles sont toutes là, fit Erik tout en riant.

Ils n'avaient pas vu grand-chose de la Corse durant leur séjour, passant des bars aux salles de concerts, des salles de concerts aux bars, et d'une chambre à l'autre à tous les étages de l'hôtel. Ils avaient bien eu l'occasion d'aller sur une plage, mais c'était en pleine nuit, et ils n'y étaient pas restés longtemps : le vent soufflait fort – ça ne s'appelait pas le festival du vent pour rien – et avait fini par emporter les divers bouts de bois qui avaient servi à faire un feu. Chacun était d'abord resté impassible, regardant le spectacle des flammes volant en tout sens, puis l'un des morceaux embrasa une poubelle quelques centaines de mètres plus loin, et tout le monde paniqua, courant dans tous les sens au milieu de la plage.

Ça avait été une bonne semaine.

Mais l'embouteillage interminable pour monter à bord du ferry qui les ramènerait sur le continent était une épreuve insoutenable pour eux, surtout après la semaine qu'il venaient de passer : ils étaient déboussolés, épuisés, et n'aspiraient plus qu'à s'endormir dans un lit douillet. Erik battait la mesure sur «I Kill Children», tapotant la boîte à gants du bout des doigts. Teddy avait envie de se cogner la tête contre le volant, moins pour suivre le rythme que pour espérer se projeter dans l'avenir où ils seraient déjà à bord, se prélassant dans leur cabine, à siroter un verre ou deux avant de dormir pendant toute la traversée.

– Bordel, mais qu'est-ce qu'ils foutent ?! S'énerva Teddy.

– Y a des douaniers je crois, lui répondit Erik sans cesser de tapoter la boîte à gants.

Teddy ouvrit la vitre et se pencha au dehors :

– Putain, t'as raison. Mais qu'est-ce qu'ils cherchent, ils croient qu'on a piqué les serviettes de l'hôtel ?

Erik cessa de battre la mesure et se tourna vers lui, l'air soudain grave :

– Mais on a piqué les serviettes de l'hôtel…

Ils éclatèrent de rire tous les deux. L'album des Kennedys continua, imperturbable, avec «Stealing Peoples' Mail», et ils se mirent tous les deux à secouer la tête dans tous les sens, et à accompagner le chanteur avec leurs voix éraillées, rongées par l'alcool.

Un peu plus d'une heure plus tard, ils garaient enfin la voiture dans l'immense ventre-parking du ferry, et en sortaient soulagés, dégourdissant leurs jambes qui ne tenaient plus en place. Erik, le grand barbu aux traits secs s'étira longuement, tandis que Teddy, plus petit et barbu lui aussi, ouvrait le coffre de la voiture et en sortait son gros sac à dos.

– Où est-ce qu'on va ? Demanda-t-il ensuite d'un air perdu.

Erik haussa les épaules, puis ressortit de sa poche les billets qu'il avait montré avant de monter à bord :

– Salon 3A, déchiffra-t-il lentement. 95, 96, je sais pas trop ce que ça peut vouloir dire.

– Un salon ! Hé ! On est gâtés !

Erik sourit et récupéra son sac à dos ainsi qu'un autre, un peu plus petit qui contenait des bières, faisant s'entrechoquer le verre qui tinta de manière étouffée. Il referma maladroitement le coffre, gêné par ses sacs, et ils regardèrent autour d'eux, ne sachant trop vers où aller. Ils remarquèrent d'autres passagers qui se pressaient en direction des escaliers situés au centre et sur les côtés du ferry. Erik et Teddy suivirent un groupe au hasard et essayèrent de déchiffrer les nombreux panneaux qui donnaient des indications incompréhensibles pour eux. En arrivant près de l'escalier qui montait au pont suivant, Erik pointa du doigt un panneau sur lequel était inscrit «salons B», et ils grimpèrent lentement les marches à la suite d'autres personnes.

– J'espère qu'il y a un frigo, fit Teddy en soufflant bruyamment.

Il imaginait le salon comme une grande cabine, avec les lits dans un coin, derrière un paravent de style oriental, une épaisse moquette, des tapis, des fauteuils, une télé immense et un frigo pour y mettre les bières; il espérait d'ailleurs qu'il soit déjà rempli. Erik voulut se retourner pour lui sourire mais l'escalier était étroit et ses sacs trop lourds; il se contenta d'un «yep» et continua à avancer. Teddy le suivait de près, son nez heurtant le sac à dos d'Erik à chaque marche qu'il grimpait. Les passagers devant eux disparurent un par un tandis que ceux qui arrivaient derrière s'agglutinaient comme des mouches sur du papier collant. Ils arrivèrent au pont supérieur et durent même s'écarter, se collant comme ils le purent contre les parois de l'étroite coursive pour laisser passer les plus impatients. Teddy regarda les panneaux qui indiquaient «salons 1B à 3B» d'un côté et «salons 4B à 6B» de l'autre et prit Erik à témoin :

– C'est mal indiqué leur truc, ils sont où les A ?

Erik haussa les épaules, réussissant à peine à faire remuer son sac, puis regarda d'un côté et de l'autre du corridor à la recherche d'un membre de l'équipage. Il y avait du monde partout mais ils n'étaient tous que des passagers cherchant comme eux leurs cabines, ou se promenant à bord après l'avoir trouvée.

– Ça doit être avant les B, finit-il par lui répondre d'un air tranquille.

Teddy opina et ils se décidèrent à partir en direction des 1B à 3B, marchant avec lenteur dans le couloir, gênés autant par leurs sacs qui semblaient peser toujours plus lourd, que par les va-et-vient incessants des autres passagers. Ils passèrent bientôt devant un panneau signalant l'entrée du salon 3B et continuèrent dans la même direction qui ne menait qu'à un escalier montant au niveau supérieur, et sans la moindre indication. Ils restèrent un moment à se demander où aller, puis se décidèrent finalement à faire demi-tour. Ils revinrent à l'escalier qu'ils avaient déjà emprunté et redescendirent au niveau du parking. Ils s'arrêtèrent pour souffler puis regardèrent les multiples panneaux jusqu'à découvrir que ceux indiquant les salons A se trouvaient à l'autre bout du parking, au centre du ferry. En approchant des escaliers ils virent des passages qu'ils avaient tout d'abord ignorés, et qui coupaient le parking en deux. Ils prirent le temps de regarder correctement les panneaux et découvrirent que les salons C se trouvaient tout à l'autre bout.

– Attends, fit Teddy. L'avant il est bien par là ?

– Je crois, oui.

Teddy se tournait dans un sens puis dans un autre, finalement peu sûr de lui.

– Donc les B sont à gauche, les C à droite, et les A au milieu. C'est cohérent ça ?

– Qu'est-ce que j'y connais en bateaux moi ?

– Et y a toujours personne pour indiquer le chemin, on n'est pas dans la croisière s'amuse, hein !

– T'inquiète on va s'amuser quand même, lui répondit Erik en faisant tinter le sac à bières.

Il y avait maintenant moins de monde au niveau du parking et dans l'escalier, mais quand ils

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